DILUÉS
Eléments Fondamentaux - De l'Eau
Alejandro Luque (2010)
La première
pluie torrentielle de juin s’était déchargée sur la ville, et dans cette
impasse perdue près de la rive, personne n’entendit le coup de feu ni le cri de
douleur.
Ses yeux
s’ouvrirent d’abord dans l’immensité de l’aube avec un étonnement néanmoins attendu.
Puis ils sortirent de leur orbite en cherchant un brin de lueur. Des pieds
improvisèrent une course écervelée que le rideau d’eau engloutit quelques mètres
après. Les mains tentèrent en vain de soutenir le ventre violenté pendant que
le corps s’effondrait juste à côté de l’égout. Il n’y eut pas le temps de
l’interroger que son regard se figea pour toujours. Comme un lavage inclément
et incontrôlable, le sang qui jaillissait de l’orifice mortel de la blessure se
dilua avec l’eau, et le mélange convulsé de carmin commença à se filtrer à
travers la plaque d’égout.
Dans l’obscurité
des conduits souterrains les premières gouttes avaient attiré un bataillon de
rats aveuglés qui cherchaient nourriture et refuge. L’horde irrépressible agita
moustaches et queues à mesure qu’elle s’approchait de la source olfactive qui
la guidait. Ce qui s’échappa des mille
langues bavantes dissolues arriva jusqu’au circuit de canalisation. Là, le plasma
et les leucocytes s’entremêlèrent aux millions de larmes que d’habitude s’échappent
chaque nuit par les orifices des salles de bains et des cuisines. Il y eut une
étincelle, une brève reconnaissance du sang au contact de l’eau, peut être une
sorte de mémoire capricieuse espérant unir les éléments de la mixture, ou serait-ce
seulement l’obscurité familière de l’égout éclaboussée par les reflets de
l’orage électrique qui arrivât à se filtrer à travers les plaques d’égouts.
Mais le torrent de l’écoulement ne donna guère davantage de temps au mélange qui
continua sa constante avancée.
Du carmin initial il ne restait que l’identité microscopique se
dissimulant dans les veines les plus abjectes de la ville. A la hauteur d’un recoin
central, la pluie déchargea sur les cours d’eaux souterrains un ramassis de
papiers et des dizaines de mégots de cigarette. Durant un moment tout flotta
dans un coin tel un groupe de naufragés résignés ; puis l’ensemble gagna
de la vitesse et se dispersa. La moitié d’une photographie dépouillée que
quelqu’un aurait abandonnée quelque part s’immergea, s’anéantit dans le flux
agité pour danser son dernier pas de cygne mort. L’égout suivant, une lettre
d’adieu se déplia telle un voile d’oubli qui vomissait sa teinte délébile et torturée
de nuages gris dans la tentative de corrompre les composants même du carmin
primaire. Mais la persistance de l’eau, libre, telle le temps inclément, saisit
tout sur son passage.
Le déchet
termina son chemin imparable quelques kilomètres à l’est de la ville, où
s’étend le trou occulte de la civilité, dont les effluves nauséabondes tout le
monde ignore : ce fleuve ouvert, encore plus grand que la ville, qui
accueille sans protester les miasmes brassés de ses habitants anonymes.
Il ne remarqua
pas que ce que le versant apportait juste sous ses pieds, l’unissait avec le
corps qui, par sa faute, gisait inerte à côté d’un égout perdu près de la rive.
Il ne pouvait pas l’imaginer dans ces moments, dressé au bord de l’égout, ni
même ne pouvait se permettre de vivre pour y tenter. Il avait déjà tiré par
désespoir amoureux, et pour les mêmes déraisons il allait maintenant le refaire.
La pluie tut le
second bang précis de la nuit et
accompagna le plongeon dans le fleuve. Puis l’univers termina de se mélanger
dans ce lieu indifférent où l’eau rinçe et garde tous les secrets.
Il s’arrêta de pleuvoir et le
soleil se leva vers l’est.
Elementos básicos : ISBM 9789870243991
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